Extrait du site de l’éditeur Frémeaux sur les valses manouches:
La valse est aujourd’hui un élément incontournable du répertoire du swing gitan, où elle figure en bonne place à côté des standards de jazz et des compositions de Django Reinhardt. Elle est devenue l’apanage presque exclusif des guitaristes (Tchavolo Schmitt, Moréno, Angelo Debarre, Patrick Saussois et Romane), qui en plus des standards comme Swing valse, Indifférence ou La valse des niglos qu’ils mettent à leur répertoire. Historiquement, elle est pourtant attachée à une époque et à un milieu bien précis, la veine populaire des années de guerre et d’après guerre, où elle est alors l’emblème d’un courant typiquement français, le swing musette, dont les chefs de file se nomment Gus Viseur, Tony Muréna, et Jo Privat.
En 1960, Matelo Ferret sort un 45-tours où il joue les valses inédites de Django (Montagne Sainte-Geneviève, Chez Jacquet…) apportant alors des informations précieuses (même si les documents manquent), sur le rôle non négligeable de l’illustre manouche dans la genèse de la valse swing. Django aurait composé ces merveilles (qu’il n’enregistrera jamais) sans les noter, vers l’âge de treize ans, alors qu’il travaillait avec l’accordéoniste Guérino. Matelo, qui lui succéda dans l’orchestre, en conserva la mémoire et les enregistra bien plus tard à la première occasion. Même s’il paraît bien difficile de savoir ce que l’on doit à Django et à Matelo dans ce qu’il nous est donné d’entendre, l’enrichissement harmonique de ces valses donne tout de même, a posteriori, une idée de l’originalité que Django a pu apporter aux orchestres musette (harmonies ambiguës, swing latent, liberté rythmique…). Les débuts du jeune Django coïncident avec la deuxième époque du musette en France, celle des vedettes qui vont populariser et structurer la musique des pionniers ; les bals prospèrent et se multiplient. La valse musette, dont les canons ont été fixés par Vacher et Péguri, y tient une place de choix et la renommée de l’accordéoniste dépend souvent d’elle. Si Gitans et Manouches sont déjà là et se taillent de belles réputations, ils ne jouent alors que du banjo ou du banjo-guitare à six cordes dont la sonorité percussive permet de tenir tête à l’accordéon ; citons les frère Castro que Django, adolescent, allait écouter Porte de Saint-Ouen, ou Matéo Garcia, dont on sait peu de choses, si ce n’est qu’il tenait le banjo aux côtés d’Emile vacher en 1921. D’après Alain Antonietto (cf. les pages pénétrantes qu’il a consacrées à ces précurseurs dans son livre sur Django, cosigné avec François Billard), son fils aurait offert l’une de ses compositions (Mintch valse) à Baro Ferret qui y ajouta sa touche personnelle. Le gendre de Matéo, Gusti Malha, compositeur de la plus populaire valses gitane, La valse des niglos, mais aussi de Reine de musette et des Triolets, (attribués à tort à Vacher et à Peyronnin), lui succéda chez Vacher. Hélas, pas ou peu d’enregistrements rendent un juste hommage à tous ces pionniers. Le jeune Django débute donc au banjo guitare à six cordes en accompagnant tous les grands de l’époque : Louis Péguri, Albert Carrara, Frédo Gardoni, Alexander ou Guérino qui, dès le début des années 30, propose une version très moderne du musette. Il abandonne le registre à vibrations et remplace le banjo par deux, voire trois, guitares (une photo de 1932 nous le montre accompagné de Django, Baro et Lucien Gallopain) modifiant du même coup la physionomie de la valse musette (cf. La valse à Nini avec Gusti Malha ou Brise napolitaine avec Baro), ouvrant ainsi la voie à ceux qui allaient la mâtiner de jazz. Si la guitare est moins puissante que le banjo, elle est plus souple, plus délicate, plus nuancée et offre davantage de possibilités harmoniques. Tout s’accélère en peu de temps car sur les enregistrements de Django avec Vaissade en 1928, les valses Griserie ou Amour de Gitane nous font entendre un Django qui n’est pas encore jazzman en compagnie d’un accordéoniste qui ne connaît rien au swing. En schématisant à l’extrême, on peut dire que Django passe définitivement du bal au jazz alors que les accordéonistes swing, grâce à la contribution essentielle des guitaristes gitans, vont jazzifier la musique de bal.
En 1934, Gus Viseur rencontre Django et adapte le vocabulaire du jazz à l’instrument, créant loin de l’accordéon commercial, une autre façon de jouer, un style propre, qui allie à une technique exceptionnelle un sens aigu de l’improvisation et une inspiration féconde. Muréna puis Privat suivront le mouvement. Il faut insister sur l’apport novateur décisif et trop souvent mésestimé des Gitans et Manouche (un peu étouffés, il faut le dire, par le génie écrasant de Django), en particulier les frère Ferret, Gitans d’origine catalane : Sarane, (né en 1912) et surtout Baro, (né en 1908) et Matelo, (né en 1918), sauront développer un langage personnel à côté de celui de Django. Arrivés à Paris à la fin des années 20, ces Gitans dont l’habileté instrumentale s’exerce déjà de manière professionnelle dans toutes les musiques populaires, rencontrent Django en 1931, et subissent très vite son influence. Ils apportent aux accordéonistes un support rythmique idéal, la fameuse pompe, (calqués sur celle du Quintette du Hot Club de France), et les initient aux progressions harmoniques du jazz. Subtil équilibre entre densité et légèreté, la pompe a un rôle plus important que celui qu’on lui attache ordinairement. Elle nécessite une technique particulière du poignet, de l’efficacité, de la précision et un sens de la relance pour soutenir et pousser le soliste. Les Ferret vont imposer une nouvelle façon d’accompagner en introduisant dans la cadence de l’ancien musette des accords inattendus, des roulements, des inflexions et surtout une bonne dose de swing. Ils vont surtout imprimer leur marque aux ensembles swing en se révélant de redoutables solistes participant ainsi activement à l’éclosion de ce genre à part, la valse swing. C’est là en effet que leurs soli, miracles d’équilibre et de sensibilité, sont les plus inspirés : l’attaque du médiator est vigoureuse, les traits fulgurants, les canevas harmoniques plus sophistiqués et les effets décoratifs nombreux (trémolos, vibratos, glissando…). Avec eux, la valse quitte alors le domaine de la danse pour acquérir le statut plus noble de musique à écouter. Matelo, le cadet, est sans doute le plus fin et le plus inspiré ; faisant davantage appel à la tradition tsigane, son style tout en arabesques et en décalages rythmique cultive la dissonance et exploite toutes les possibilités de la Selmer à pans coupés ; grâce à un impressionnant coup de poignet, venu sans doute de la pratique préalable du banjo et de la mandoline, il sculpte la note, comme il dit, ce qui n’empêche pas son toucher d’être sensible et délicat. Son coup de plume, sa façon de travailler la résonance et les vibrations, son jeu de basses roulées (phrases relativement virtuoses jouées dans le registre grave de la guitare), en font un styliste au jeu immédiatement reconnaissable (cf. ses chorus pleins d’émotion et de poésie sur “Manouche partie” de Jo Privat). Si Matelo est l’interprète sensible de valses ciselées avec art, c’est incontestablement Baro qui est le véritable créateur de la valse swing ; il est aussi celui qui ira le plus loin dans la modernisation du genre.
Brillant soliste au coup de poignet ample et ferme, à la sonorité ronde et moelleuse, au large vibrato, sa façon unique de poser les notes et sa virtuosité lui vaudront de débuter tout jeune aux côtés de Guérino (cf. Brise napolitaine, où les notes roulées de l’introduction, les superbes contre-chants et le court solo flamboyant furent longtemps attribués à Django), puis d’apporter sa marque en introduisant la valse auprès des accordéonistes swing. Valse et swing : deux termes a priori antagoniste que Baro saura concilier grâce à d’habiles décalages, créant dans les trois temps immuables de la valse des espaces pour improviser et swinguer. Il ajoute sa patte aux valses de Matéo et de Gusti, en compose ou cosigne de magnifiques qui deviennent des standards, comme Swing valse, la bien nommée, véritable archétype de la valse swing, sans doute la plus jouée et la plus renommée. En gravant ces valses dès 1938, Baro accomplit une sorte de révolution musicale qui passera quasiment inaperçue, puisque ces titres ne seront jamais publiés. Il faudra attendre presque 30 ans pour que Charles Delaunay, frappé par la fraîcheur et la richesse musicale de ces séance retrouve Baro et lui fasse enregistrer “Swing Valse d’hier et d’aujourd’hui” : il y démontre brillamment qu’il est bien le maître de la valse swing.
Lorsqu’à partir des années 50 l’accordéon swing tombe en désuétude, c’est dans les bars de Paris et de sa périphérie que les guitaristes manouches et gitans sont les premiers gardiens d’un répertoire abandonné par les accordéonistes ; les valses swing sont alors entièrement jouées à la guitare, soutenue par une ou deux guitares d’accompagnement.
Dans le Sud, à la même époque, les Gitans Tchan Tchou Vidal et “Patotte” Bousquet continuent à mettre des valses à leur répertoire (cf. la version mémorable de Montagne Sainte-Geneviève par Bousquet à la guitare électrique), et à en composer de nouvelles dont certaines deviennent des standards. Si ces musiciens ne se décideront jamais vraiment à faire carrière, leur influence sera néanmoins très importante sur nombre de guitaristes comme Tchavolo, Moréno ou Romane (qui interprète ici les deux plus célèbres valses de Tchan Tchou, Dolorès et La Gitane), sans parler des musiciens non professionnels des gens du voyage comme James, Bambi, Samson et tant d’autres qui feront circuler ces thèmes dans les campements et les conventions religieuses. La valse swing devient un genre déterminant dans l’identité et le rayonnement du jazz manouche, et tous les guitaristes en interprètent ou en composent ; citons Fapy Lafertin, Valse à Bamboula, Stochelo Rosenberg, Valse à Rosenthal ; Dorado, Valse Vavi ; Tchavolo, Valse à Dora ; Moréno, Moréno’s Walt….